Savoirs chauds, savoirs froids

Tout comme les étudiants, les savoirs académiques finissent un jour par quitter l’Université. Que deviennent-ils une fois qu’ils sont partis ? Et bien par exemple, ils peuvent arriver dans une conférence gesticulée, où ils se mêlent à des savoirs de vie et des réflexions politiques.

Un outil d’éducation populaire

Tout d’abord, il faut comprendre que la conférence gesticulée ne s’inscrit pas vraiment dans une démarche de vulgarisation, mais plutôt dans la démarche de l’éducation populaire. La vulgarisation scientifique est un mode de transmission des savoirs académiques apparu au 19ème siècle. La science sort des universités et des académies, on cherche à la rendre accessible au plus grand nombre. Aujourd’hui le monde de la vulgarisation a pris de l’ampleur et ses médiums se sont multipliées : podcasts, vidéos YouTube, Musées, chaînes TV, expositions, conférences, festivals et j’en passe. Ils sont mis en place par des scientifiques ou des professionnel.le.s de la vulgarisation.

L’éducation populaire, elle, n’est pas un simple prolongement de l’activité scientifique mais plutôt une alternative à l’Education Nationale, un autre moyen de transmettre les savoirs. Ces acteurs.rices sont des militant.e.s et ses objectifs sont politiques. C’est une démarche, un processus en mouvement, une manière de s’investir politiquement.

L’éducation populaire consiste à prendre conscience de la place que l’on occupe dans la société, à décrypter les rapports de domination, à se former une conscience politique et à expérimenter sa capacité à agir en tant que force politique. Ce qui est visé c’est l’émancipation individuelle et collective, le fait de s’auto-éduquer et la transformation de la société, avec une éducation visant le progrès social. Pour se faire des formations sont organisées par des associations ou des coopératives, à l’aide d’outils d’éducation populaires.

Qu’est-ce qu’une conférence gesticulée ?

Parmis ces outils se trouve la conférence gesticulée. C’est un objet hybride entre la conférence scientifique, le théâtre et le discours politique. La plus connue est surement Inculture 1 : l’éducation populaire monsieur, ils n’en ont pas voulu. Elle est réalisée par Franck Lepage, le créateur des conférences gesticulées. Celle-ci porte sur l’histoire de l’éducation populaire mais de nombreux thèmes peuvent être abordés comme le sport, la santé, le féminisme, le droit, la culture. Vous trouverez ici une liste thématique de conférences gesticulées.

Une des particularités de ces conférences gesticulées est le fait qu’on y mélange des savoirs froids et des savoirs chauds. Les savoirs froids sont les savoirs scientifiques, les savoirs chauds désignent ce que sait un individu à travers ses expériences de vie. Ces deux types de savoirs sont mis sur un pied d’égalité dans les conférences. On remet en question les savoirs scientifiques ainsi que la légitimité des scientifiques. Les conférencier.e.s s’opposent à « la confiscations des savoirs par les experts ». C’est une analyse politique des savoirs et de leurs rôles. A l’inverse de la vulgarisations scientifique qui considère que seuls les savoirs scientifiques sont socialement légitimes,  les conférences gesticulées laissent une place importante au vécu de celui ou celle qui parle.

Pourtant, il ne faut pas prendre ces conférences comme de simples récits autobiographiques. Elles sont le fruit d’un travail de réflexion important, souvent mené au sein d’un collectif réflexif. Si les conférencier.e.s utilisent en effet des anecdotes issues de leur vie personnelles, celles-ci sont accompagnées d’une analyse sur un problème politique particulier, d’une remise en contexte historique ainsi que d’apports universitaires. On cherche à incarner les savoirs. Si les savoirs académiques passent beaucoup par l’abstraction, la théorisation, ici au contraire on cherche à leur redonner de la matérialité. Afin de ne pas rester trop abstraite moi-même, je vais vous présenter trois extraits de conférences que j’ai vues et aimées.

Le premier extrait est de Philippe Merlant, ancien journaliste. Il est passé au long de sa carrière par des médias nationaux tels que France Inter, L’Équipe ou bien Libération. Sa conférence suit les codes des romans policiers. Il mène une enquête critique pour comprendre comment les médias se retrouvent majoritairement du côté du pouvoir dominant.   

Extrait de la conférence gésticulée de Philippe Merlant, Le mystère du journalisme jaune

Ici, on remarque sans peine ce que la conférence gesticulée reprend du théâtre. Il y a une scénarisation, un décors. Ensuite on peut voir deux autres éléments évoqués plus haut : l’histoire personnelle du conférencier et l’Histoire avec un grand H.

Extrait de la conférence gesticulée Inculture I, par Franck Lepage

Comme vous avez pu le voir dans cette deuxième vidéo,  Lepage parle d’une source académique, Le nouvel esprit du capitalisme par Boltanski et Chiapello. Sa voix pourtant est différente de celle de n’importe quel.le universitaire. On ne retrouve pas ce style ampoulé de l’article scientifique, ni la retenue professionnelle des conférences académiques. Il utilise ses propres mots : « autant on peut mobiliser un collectif de travailleur contre une hiérarchie, autant aller faire chier des gens qu’on un projet, c’est vraiment pas sympa« . Aussi, lorsqu’il prend comme exemples les animateurs de jeunesses pour illustrer l’impact du projet, c’est en référence à une partie de son vécu, c’est-à-dire son ancien travail à la Fédération Française des Maison des Jeunes et de la Culture.

Dans la vidéo qui suit, vous pourrez voir un exemple de l’incarnation des savoirs. A l’aide d’un jeu de carte, Lepage explique ce qu’est la langue de bois en montrant qu’en mobilisant des concepts flou, on peut dire tout et n’importe quoi. Faites attention à sa voix, non pas au niveau des mots qu’elle porte, mais au niveau de son intonation. Quand il utilise les cartes, qu’il imite un représentant politique, l’intonation change. Vous avez déjà peut-être remarqué cela, dans un colloque ou lorsque des représentant.e.s politiques font un discours. La personne qui parle va prendre une voix plus soignée, plus professionnelle : elle porte une voix qui n’est plus tout à fait la sienne.

Extrait de la conférence gesticulée Inculture I, par Franck Lepage

Ressources d’éducation populaire

http://www.education-populaire.fr/definition/

https://conferences-gesticulees.net/une-conference-gesticulee/

http://www.cooperative-labraise.fr/conferences-gesticulees/ (coopérative d’éducation populaire strasbourgeoise)

Conférences gesticulées

Inculture I  » L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu… », Franck Lepage

Inculture II « Une autre histoire de l’éducation », Franck Lepage

Le mystère du journalisme jaune, Philippe Merlant

Bibliographie

Brusadelli, Nicolas. « Politiser sa trajectoire, démocratiser les savoirs ». Agora debats/jeunesses N° 76, nᵒ 2 (1 juin 2017): 93‑106.

Hert, Philippe. « Le corps du savoir : qualifier le savoir incarné du terrain ». Études de communication. langages, information, médiations, nᵒ 42 (1 juin 2014): 29‑46.

Krieg-Planque, Alice. « Construire et déconstruire l’autorité en discours. Le figement discursif et sa subversion ». Mots. Les langages du politique, nᵒ 107 (23 mars 2015): 115‑32.

Krieg-Planque, Alice. « La « conférence gesticulée » comme théâtre politique et expérience personnelle : militantisme et travail de l’intime ». Itinéraires. Littérature, textes, cultures, nᵒ 2012‑2 (1 novembre 2012): 165‑68.

Morvan, Alexia. « Épreuve d’éducation populaire politique au Pavé ». Agora debats/jeunesses N° 76, nᵒ 2 (1 juin 2017): 107‑18.


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