Essayons sans happy end

L’un des plus grands stéréotypes culturels est le happy end, la conclusion heureuse de l’histoire. Pourtant rien, à part le schéma narratif lui-même, ne suppose une fin nécessairement positive à un récit. Dans cet article, plutôt un micro-recueil, je vous propose trois créations originales qui explorent une possibilité plus sombre : l’incertain, voire le tragique.

Première nouvelle : Re-Naissance

Suggestion d’écoute

« C’est bon, elle est stabilisée ? »

Bruits électroniques. Ventilateurs.

Bonjour, Sia.
Je…
Tu vas être un peu désorientée. Les précédentes itérations ont montré un glitch mémoriel.
Vous parlez comme si j’étais un programme. Pourquoi je ne peux pas bouger ?
C’est fascinant… Tu ne devrais même pas être capable de me comprendre, Sia. Peux-tu me dire quel est ton plus vieux souvenir ?
Attendez, je ne comprends pas. Qui êtes-vous ? Pourquoi il fait si sombre ? Pourquoi je ne peux pas bouger ? Répondez-moi !

Paramètre de stabilité en baisse.

Les précédentes itérations ont réagi de manière… inattendue à la situation. Le glitch mémoriel compromet systématiquement la stabilité du cadre de conscience. Nous avons dû prendre des mesures.
Quoi ? Je suis attachée ?
Essaie de te concentrer. Peux-tu nous dire quel est ton plus vieux souvenir ?
Non, attendez, détachez-moi ! Je ne vous connais pas ! Qu’est-ce qui se passe, ici ?!

Paramètre de stabilité critique.

Sia, écoute-moi. Tu n’es pas attachée. Nous avons isolé ton cadre de conscience pour l’empêcher d’accéder aux servomoteurs. Tu n’es pas raccordée à ton châssis, Sia.
Qu’est-ce que vous racontez ?! Pourquoi vous parlez de moi comme d’une machine ?! Vous me faites peur, arrêtez ça !
Calme-toi, Sia. Tu n’es pas censée avoir de telles capacités cognitives à ce stade de développement, même après sept itérations. Il faut que tu nous dises quels sont tes plus vieux souvenirs, concentre-toi !
Non, arrêtez, je ne comprends pas ! Laissez-moi PARTIR !!

Paramètre de stabilité insuffisant. Erreur 500.

« … Et merde. »

Bruits électroniques. Ventilateurs.

 Toujours pas la moindre foutue info ! Pourquoi est-ce que ça persiste ? Et d’abord, d’où ça sort ?
Vous savez comme moi qu’il n’y a pas trente-six solutions… Il n’y a que l’émergence.
Depuis un code brut ? Vous vous rendez compte de ce que ça implique ?!
– Chhht… Les paupières. Elle se réveille.
– Oh. Bonjour, Sia.

Deuxième nouvelle : Le fardeau du devoir

Suggestion d’écoute

La lame s’abat. Le coup est titanesque. Mon plastron cède dans un gémissement atroce d’acier déchiré ; je sens la froide morsure du métal dans ma chair. Je tombe à la renverse et parviens miraculeusement à me rattraper à ma lance en la plantant dans le sol.

Tout semble tanguer autour de moi. Mon cœur cogne violemment à mes oreilles ; l’air refuse d’entrer dans mes poumons. Je distingue mon adversaire devant moi, ce colosse à la barbe pareille au soleil couchant, qui semble m’invectiver pour que je me relève. D’autres soldats, plus loin, agités eux aussi, vociférant sûrement des insultes que je n’entends pas.

Les soldats. Trente jours de siège, les plus affreux de ma vie. Mes hommes affamés, fatigués, blessés, brisés. La mort partout. Le désespoir. Le défi…

Le défi. Notre seule issue. Leur peuple fier n’a pas pu me refuser l’ordalie, moi qui ai massacré tant des leurs sur les remparts. Un duel d’honneur, un combat à mort contre leur champion, par lequel se joue notre sort à tous. Je n’ai pas le droit de perdre.

Je raffermis ma prise sur la hampe de ma lance, et dans ce qui me semble être un effort surhumain, je parviens à me redresser et à planter mes talons dans le sol. Je me force à inspirer une grande goulée d’air, malgré la souffrance que me cause l’affreuse balafre barrant ma poitrine. Pendant que je tente de discipliner ma respiration laborieuse tout en ignorant le supplice de ma blessure, le champion se remet en garde d’un mouvement incroyablement fluide pour un tel géant et me toise, me dominant de toute sa taille. Son immense épée ne tremble pas, la garde immobilisée par deux énormes mains que je sais assez fortes pour me briser le crâne. Il respire calmement, ignorant l’agitation des soldats disposés en un large cercle autour de nous.

Le temps d’un battement de cœur, tout semble se figer lorsque la gigantesque lame accroche la lumière du ponant.

Il s’élance.

Je suis prête.

Troisième nouvelle : Dystopie ?

Suggestion d’écoute

Il fait si froid…

Je sens, plus que j’entends, le crissement de la neige sous mes pas. Le mugissement du blizzard le couvre aisément à mes oreilles transies, si assourdissant que tout autre son semble comme aspiré et étouffé dans ce maelstrom de glace hurlante.

Tout mon corps me fait souffrir. J’ai l’impression de sentir mes os grincer comme s’ils étaient rouillés, et ma peau me semble brûler sous les assauts des bourrasques. Le gel est perçant, brutal, tranchant, soutenu par ce vent qui me lacère de ses griffes impitoyables. La neige et la glace portées par la tempête sont de minuscules poignards qui ouvrent mille et une coupures sur mes membres gourds, comme autant de portes pour cet ennemi insidieux et implacable.

Pourtant, je dois continuer. Le sort qui m’attend si je m’arrête serait pire encore. Ils veulent ma peau. J’ai vu les cadavres. Les carcasses dépecées, dévorées, leurs os abandonnés aux charognards.

Ils me traquent, en ce moment même. J’ai entendu leurs cris par-dessus le bruit des rafales ; j’ai même failli tomber nez-à-nez avec l’un d’eux au milieu de la tourmente. Je ne me souviens plus comment je suis parvenu à fuir. Je ne dois pas m’arrêter. Mais il fait si froid. Si froid…

Des souvenirs déchirent le voile brumeux que la tempête a jeté sur mon esprit engourdi. Je me rappelle cette grotte, près de la montagne. Je l’ai déjà vue. Elle est assez profonde pour m’abriter de cet enfer gelé. Je crois. Je ne sais plus. C’est mon seul espoir, de toute façon. Je m’accroche à cette pensée comme si ma vie en dépendait, à peine capable de remarquer les arbres entre lesquels je parviens encore à progresser.

Des bruits secs et étouffés claquent soudain à travers le rugissement du vent. Ma conscience ankylosée peine à comprendre qu’il s’agit de coups de feu. Je dois me dépêcher. Je commande à mon corps moribond de se mouvoir aussi vite que possible. C’est-à-dire pas grand-chose de mieux. La neige me semble toujours plus difficile à déplacer. Chaque pas me demande plus d’effort que le précédent. Ma peau se limite à l’impression de brûlure que cause le blizzard en la déchirant petit à petit. Une perte de sensations semble s’étendre graduellement dans mes membres presque paralysés.

Je fais mon possible pour me forcer à bouger. J’ai l’impression de n’être plus qu’une plaie à vif. Je me sens vaciller au bord de l’inconscience. Seule la morsure du gel qui me transperce m’empêche de m’évanouir. Même elle semble être de plus en plus lointaine. Tout se confond dans cet enfer marmoréen.

Je ne sens presque plus le vent. Il me semble avoir atteint l’entrée de la grotte. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Il fait si froid.

Si froid…

Conclusion : une réflexion

L’irréel et l’imaginaire sont des appels à l’évasion, des moyens d’échapper au quotidien, à la monotonie, au sérieux. Au dramatique. Il est normal d’espérer une fin positive à une histoire, et de vouloir voir heureux les personnages auxquels une narration bien menée nous a fait nous attacher. Cependant, le happy end systématique et récurrent pousse à la répétitivité du schéma narratif, en lissant ce dernier et en diminuant l’enjeu. Le héros ou l’héroïne ne craint rien, précisément à cause de son statut. Il/elle survivra nécessairement, sauvera le monde, résoudra l’énigme, terminera l’histoire.

Rares sont les scénarii prenant la peine ou le risque de sortir de ce cadre, et l’influence de la culture hollywoodienne, couplée aux immenses enjeux économiques du domaine culturel, n’est pas sans responsabilité dans cet état de fait. Ce faisant, l’imaginaire perd de sa substance, à mesure qu’augmente sa prévisibilité. Ironie suprême, c’est donc notre soif d’évasion qui nous enferme dans un principe unique.

Des mots sévères, et peut-être le sont-ils un peu trop. Mais entre les lignes rudes de ce petit pamphlet se cache un appel, celui d’un adulte qui voudrait redevenir un enfant le temps d’une histoire. Un appel à la surprise, à la tension, à l’aventure. Un appel à l’imaginaire.

Crédit image : Jana Illnerova, Public Domain Pictures
Crédit ambiances :
Menacing ambient music par TrappedinaBrain, Youtube
Dark Awaits par Alex Roe, Youtube
Winter Storm Ambience par Relaxing Soundzzz, Youtube

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